Et en plus, elle avait un chewing gum...
Récemment, nous sommes allés voir le Retour au Désert de Bernard-Marie Koltès avec mes élèves de seconde à la Comédie Française. Première fois au théâtre pour la grande majorité d'entre eux... et puis la Comédie Française, le marbre, les lustres, le fauteuil à Molière...
Du coup, il y en avait un qui s'était fait beau: sapé comme Snoop Dog, avec la casquette de traviole, les baskets de sept lieues, et le futal bi-place. J'ajoute qu'il est noir.
Nous entrons dans la gare de RER. Nous sommes trente-quatre en tout, dont trois accompagnateurs. Assez repérables quoi, mais les policiers eux n'ont pas vu: "Monsieur, vos papiers s'il vous plaît". Il faut que j'intervienne pour expliquer que nous allons à la Comédie Française, enfin au théâtre, et que nous sommes pressés, que j'ai payé le titre de transport de l'élève et qu'il ne pose strictement aucun problème. L'un des deux policiers ne me croit apparemment pas lorsque je dis que je suis prof, mais l'autre nous dit de circuler.
Sur le quai, la pression monte parmi mes élèves:
"Monsieur franchement, c'est dégueulasse. Ca se voit que Sarko il est passé!"
Nous montons dans la rame. Au bout de trois minutes, arrivée des agents de la sûreté RATP. Mes élèves n'ont pas les pieds sur les sièges, mais sur les rebords qui se trouvent en-dessous... Et puis d'ailleurs peu importe: pas bonjour, pas au revoir, juste "Vos pieds sur le siège" et une poussée sèche sur le genou d'une de mes élèves, administrée par la jeune femme de l'escouade. Je ne crois pas qu'ils aient vu non plus, ceux-là, qu'il y avait un prof dans le paquet. Mes vingt-six ans et mon style un peu décalé m'offrent un poste d'observation idéal. Je n'interviens pas, pour ne pas mettre d'huile sur le feu. J'essaie de calmer mes loulous une fois que les agents sont passés à l'étage inférieur: oui, c'est insupportable, mais le seul enjeu, c'est d'arriver à l'heure pour la pièce. Je me souviens, durant la formation, le petit laïus du responsable de la communication de la police du 93: nous devons incarner la loi, et la faire respecter à nos élèves...
Nous arrivons finalement au théâtre.
Bonne surprise: les spectateurs étant très peu nombreux, les deux tiers de mes élèves sont au parterre alors que nous étions censés occuper le troisième balcon. Ils aiment la pièce. L'une d'entre eux, qui a fait un exposé dessus, m'appelle d'un bout à l'autre du parterre lorsque les comédiens jouent le texte qu'elle avait lu. C'est le seul moment où le volume sonore a dépassé le seuil acceptable dans une salle de spectacle. Mais il n'empêche: durant toute la représentation, les gens qui étaient placés devant nous se sont retournés, comme si quelque chose les gênait.
Lorsque nous reparlons de la représentation, une semaine après, le seul regret d'un de mes élèves, c'est la "ségrégation" dans la salle, et le regard des habitués parisiens sur les novices du 93. Lorsque nous évoquons les deux épisodes du RER, auxquels certains n'ont pas assisté, l'un de mes élèves, un peu lunaire, remarque, outré: "La jeune policière mâchait un chewing gum!". Personne ne comprend trop ce qu'il veut dire, pour commencer, et puis tout le monde se met à rigoler, et moi itou.
Et puis au fond, qu'est-ce que ça veut dire?
Que pour le plus légaliste d'un groupe d'ados de quinze seize ans, les règles auxquelles il se conforme doivent être respectées par les représentants de la loi. Que pour tous les autres, il est entendu que les petites contraintes auxquelles les soumettent les tables de la loi de l'établissement de base ne sont certes pas applicables à la police... la preuve, c'est que les règles élémentaires du savoir-vivre et de la République ils s'en foutent. Alors il ne reste plus qu'à en rire ou à craquer une bonne fois un des ces quatre matins au risque de finir au poste. Quant au jeune prof, il est tout à fait d'accord pour la faire respecter la loi, et pour prouver sa bonne volonté il se met à la disposition des policiers pour la leur expliquer.